Le gouvernement a présenté cette semaine un bilan détaillé de son action contre les violences faites aux femmes. L’exercice se veut ordonné, presque méthodique : évolution de la définition du viol, formation d’agents, multiplication des téléphones grave danger, déploiement des bracelets antirapprochement, possibilité de déposer plainte à l’hôpital, augmentation des places d’hébergement, généralisation du pack « Nouveau départ ». Sur le papier, la progression semble linéaire, presque rassurante. Les outils s’accumulent, les procédures s’étoffent, et l’État revendique un engagement constant.
Mais ce récit peine à masquer un paradoxe essentiel : alors que les dispositifs se multiplient, les violences déclarées augmentent encore plus vite. Les chiffres publiés ces dernières années renvoient une image d’ensemble très éloignée de la tranquillité qu’entend inspirer la communication officielle. En 2024, les agressions sexuelles ayant fait l’objet d’une plainte ont atteint 271 800 cas, contre 127 000 en 2017. Les violences physiques enregistrées ont, elles aussi, doublé, pour atteindre 173 000 faits. En 2023, 277 000 femmes majeures ont déclaré avoir été victimes d’un viol, d’une tentative ou d’une agression sexuelle. Cent sept femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint en 2024, et 1 283 femmes ont été victimes de féminicides directs ou indirects, en incluant les suicides consécutifs à un harcèlement conjugai. Le chiffre le plus révélateur reste pourtant sans doute celui-ci : 94 % des plaintes pour viol sont classées sans suite. Ces données ne témoignent pas d’une défaillance ponctuelle ; elles disent l’épuisement d’un système qui, même doté de nouveaux outils, ne parvient pas à absorber la réalité des violences.
Ce retard structurel ne date pas d’hier. Depuis une quinzaine d’années, la France multiplie les plans d’action, les conventions interministérielles, les campagnes de sensibilisation. Elle a accru les sanctions, renforcé la formation policière, ouvert des centres spécialisés, mobilisé les collectivités, soutenu les associations, instauré le téléphone grave danger dès 2009, puis le bracelet antirapprochement en 2019. À chaque étape, les évolutions ont été présentées comme décisives. Pourtant, dans les commissariats, les tribunaux, les hôpitaux et les établissements scolaires, les mêmes constats reviennent : les dispositifs existent, mais ils fonctionnent en périphérie d’un système qui demeure fragmenté. La chaîne judiciaire manque encore de magistrats, de greffiers, d’experts médico-légaux ; la police judiciaire est saturée ; les services de gendarmerie voient les dossiers s’empiler ; les professionnels de santé, souvent en première ligne, sont insuffisamment formés ; l’école n’a pas d’outils systématiques de repérage ; les associations, indispensables au traitement des situations, fonctionnent avec des moyens insuffisants. La multiplication des dispositifs ne résout pas la dispersion de la réponse publique.
C’est précisément cette dispersion que la proposition de loi « intégrale », portée par la députée socialiste Céline Thiébault-Martinez, entend traiter. Présentée le 24 novembre après dix mois de travail mené avec une coalition d’associations, de juristes, de médecins, de acteurs de l’enfance et de parlementaires de huit groupes politiques, elle ne cherche pas à renforcer une mesure isolée mais à reconfigurer l’ensemble. Son ambition n’est pas supplémentaire : elle est globale. Les violences ne sont pas abordées comme un problème sectoriel mais comme un phénomène qui traverse les sphères de la justice, de la police, de la santé, de l’école, du numérique, du travail et de la famille. Le texte compte soixante-dix-huit articles qui couvrent autant la réponse judiciaire que la prévention, l’accompagnement médical, la protection de l’enfance, les enjeux de formation, les procédures administratives ou les droits sociaux. Il propose la création d’unités spécialisées au sein de la police judiciaire et de juridictions dédiées, une formation obligatoire pour toutes les forces de l’ordre, la suppression explicite du « devoir conjugal » dans la loi, l’interdiction définitive d’exercer pour tout soignant condamné pour violences sexuelles, le remboursement intégral des soins, un entretien individuel annuel pour chaque enfant dès la maternelle, une définition autonome de l’inceste, une prise en compte renforcée des 139 000 femmes excisées en France et un arsenal étendu contre les cyberviolences et la pédopornocriminalité. Cette approche s’inspire ouvertement du modèle espagnol de 2004, encore considéré aujourd’hui comme l’un des plus complets d’Europe, précisément parce qu’il dépasse la logique des dispositifs dispersés pour construire un cadre unique.
La présentation de ce texte, soutenu déjà par plus de cent dix parlementaires, a été suivie quelques heures plus tard par l’annonce d’un projet de loi-cadre gouvernemental de cinquante-trois mesures. Cette proximité temporelle dit la sensibilité du moment politique : l’exécutif souhaite conserver l’initiative, tout en évitant de donner le sentiment qu’il se situe en retrait d’un mouvement qui rassemble largement associations et parlementaires. Mais la question déterminante ne se situe ni dans les intentions ni dans le nombre de mesures : elle se situe dans les moyens. Les associations féministes estiment depuis plusieurs années qu’il faudrait au moins deux milliards d’euros par an pour rendre le système réellement opérationnel. Le budget mobilisé aujourd’hui avoisine deux cents millions. L’écart est tellement important qu’il conditionne entièrement la portée politique des textes qui seront débattus. On peut multiplier les dispositifs ; on ne transforme pas une chaîne judiciaire, scolaire, sanitaire et administrative sans un engagement massif.
Ce qui se joue aujourd’hui n’est pas la simple alternative entre deux textes. C’est une question de cohérence. Le gouvernement décrit ce qui existe ; la proposition de loi intégrale décrit ce qui manque pour que l’ensemble tienne. Entre l’approche cumulative et l’approche structurelle, le choix n’est pas symbolique : il définit la manière dont la France répondra, dans les années à venir, à une réalité qui ne cesse de s’amplifier. Les violences ne disparaîtront pas sous l’effet d’un nouveau dispositif, ni même sous l’effet d’une loi ambitieuse. Mais elles peuvent reculer lorsque l’État assume une stratégie qui va au-delà de l’annonce et de la réparation ponctuelle, et qu’il accepte de traiter le phénomène dans toute son étendue. L’écart entre les chiffres et les bilans officiels ne relève pas d’un désaccord politique : il révèle un système qui, malgré des avancées indéniables, reste construit en silos. C’est cet écart entre les mesures et la réalité qu’elles prétendent contenir qui, au fond, commande l’urgence du débat actuel.
À consulter : les 140 propositions pour une loi-cadre intégrale contre les violences sexuelles. Un document de référence élaboré par la coalition féministe et infantiste, à l’origine de plusieurs mesures soutenues aujourd’hui par les parlementaires.


