L’obsession du marché conduit à une régression de l’Europe
Une grève du lait a été lancée le 10 septembre par l’association des producteurs de lait européens : le lait des grévistes sera donné ou détruit. Détruire sa production est un geste exceptionnel et lourd de sens pour un agriculteur. En agissant ainsi, à contrecoeur, il épuise son ultime recours pour se faire entendre. Quelle que soit l’ampleur du mouvement, cette grève est donc un signal fort lancé à tous les responsables politiques. Ceux-ci seraient bien inspirés de l’entendre.
Il témoigne d’un monde agricole désemparé, bien au-delà du secteur laitier. Les agriculteurs ont le sentiment d’être peu à peu abandonnés par les pouvoirs publics, au premier rang desquels l’Etat et l’UE, alors qu’ils remplissent la tâche pourtant essentielle de fournir l’alimentation de leurs concitoyens. Oui, il nous faut entendre ce cri d’alarme que nous lancent les agriculteurs : la libéralisation dogmatique des marchés tue l’agriculture. Les problèmes de régulation de ces marchés ne sont pas nouveaux, ils sont, en fait, aussi vieux que nos civilisations. Car l’agriculture n’est pas une activité comme les autres. Elle fournit la ressource la plus stratégique du monde : notre alimentation. Nous pourrons très bien nous passer de pétrole, mais nous ne pourrons jamais nous passer de nourriture. Or la première composante de la sécurité alimentaire, c’est la souveraineté alimentaire. Ceux qui prétendent, sous prétexte de compétitivité, qu’il est plus raisonnable d’importer les produits alimentaires que nous sommes incapables de produire à bas coûts sont irresponsables.
Il n’y a pas de compétitivité sans durabilité, la crise financière vient de nous le rappeler. Le modèle agricole européen, qui importe par exemple des protéines végétales pour nourrir son bétail, n’est pas durable. Les agriculteurs sont les premiers à savoir qu’il leur faut faire évoluer leurs pratiques vers plus de durabilité, en Bretagne comme dans toutes les régions d’Europe. Ils y sont prêts, pour peu que les pouvoirs publics les aident à passer le cap, au bénéfice de l’ensemble de la société. Et pour y parvenir, ils doivent justement être protégés des soubresauts du marché. Cette obsession de l’alignement sur le marché nous conduit droit dans le mur. Elle constitue une régression historique face aux efforts qui ont été déployés pendant des siècles pour affranchir l’approvisionnement alimentaire des variations du marché, très brutales dans le domaine agricole soumis aux aléas climatiques et sanitaires en plus de la spéculation. Elle propose de revenir, sans garantie de résultat, à la gestion des crises a posteriori qui risque de coûter bien plus cher qu’une régulation intelligente des marchés a priori.
Les quotas sont pourtant un outil de régulation publique très efficace s’ils sont bien utilisés, d’autant plus qu’ils ne coûtent rien à la puissance publique, au contraire des subventions. Ils permettent de donner aux agriculteurs ce qu’ils réclament depuis longtemps : des prix rémunérateurs plutôt que des aides publiques, et une lisibilité à long terme sur le marché pour sécuriser leurs investissements. Les quotas laitiers ne sont pas parfaits sous leur forme actuelle, mais il vaudrait mieux tenter de les améliorer plutôt que de les supprimer. S’il est en effet facile de les supprimer, il est beaucoup plus complexe de les mettre (ou de les remettre) en place. La France, à l’origine de leur création en 1984, n’a pas su ou n’a pas voulu les défendre jusqu’à présent aux côtés de pays comme l’Allemagne ou l’Autriche.
Au fond, quelle agriculture voulons-nous ? Des exploitations industrialisées, concentrées, qui confondent qualité et uniformité, ou bien une répartition équilibrée de l’agriculture sur tout le territoire, garante de la diversité des produits, du patrimoine alimentaire et de l’aménagement du territoire ? Je suis persuadé qu’une majorité de nos concitoyens préfère la seconde proposition. Pourtant, l’Europe hésite encore entre ces deux pôles, elle hésite entre l’ouverture totale des marchés au nom de la concurrence, et le maintien d’un haut niveau d’exigence sociale, environnementale, et de cohésion territoriale qui affecte les conditions de cette concurrence.
L’Europe serait-elle donc prête à abandonner son modèle social, environnemental et territorial au nom de la concurrence ? Je ne le crois pas. Il lui faudra résoudre ce paradoxe qu’elle s’est elle-même imposé. Cela veut dire changer de position dans le cadre des négociations à l’OMC. L’Europe doit s’y battre obstinément pour faire reconnaître l’existence de "facteurs légitimes" permettant de protéger de manière proportionnée les marchés agricoles intérieurs. Cette reconnaissance bénéficierait autant, sinon plus, aux pays les plus pauvres qu’aux pays industrialisés. Néanmoins, si cela se révélait impossible, il faudrait en tirer les conséquences et exclure les sujets agricoles des négociations afin, pourquoi pas, d’aboutir à la création d’une OMA, une Organisation mondiale de l’alimentation, sous l’égide des Nations unies et de la FAO. Cette organisation aurait pour but la sécurité alimentaire mondiale, en gérant des stocks mondiaux par exemple, et non plus seulement le contrôle des conditions de concurrence.
Nous savons tous désormais que l’alimentation sera un défi majeur de notre siècle. L’augmentation de la population mondiale, la réduction des surfaces agricoles ou encore le changement climatique vont mettre à rude épreuve la capacité de l’humanité à se nourrir elle-même. L’Europe dispose de tous les atouts pour montrer la voie à suivre : celle de la régulation publique au service d’une ambition politique et stratégique. A condition qu’elle veuille bien entendre le signal d’alarme des producteurs de lait.
Jean-Yves Le Drian Président de la région Bretagne.
Article paru dans l’édition du journal Le Monde, du 22 septembre 2009